JETER LA TÉTINE QUI TUE, témoignage d’ancien fumeur vulnérable
Avec le recul, je pense que j’étais en état de manque de nicotine depuis la première inspiration. Mon père fumait cigarette sur cigarette à côté de sa femme enceinte et ses bébés.
Préadolescent, j’étais souvent ennuyé par des angines. Fumer me semblait absurde. Après une semaine de ski dans les Pyrénées, ma Tante Claudie avait rendu mon anorak imprégné d’une forte odeur de cendrier froid. Pour entrer dans le rang j’avais bien essayé de fumer ; cela me faisait tousser. La fumée ne passait pas la barrière des amygdales. J’en ai parlé à mon ami Jean Valentin Andréae. Au balcon au-dessus de la cour du Lycée Gustave Eiffel cours de la Marne à Bordeaux, il s’est posté face à moi et a montré comment inhaler la fumée. Par mimétisme, j’ai avalé la première bouffée de cigarette dans mes six litres de capacité pulmonaire ; j’ai senti un effet de shoot au point de perdre vue et équilibre durant une fraction de seconde. La nicotine m’a procuré un shoot.
Ensuite, pendant 27 ans, j’ai fumé des Chesterfields sans filtre, des Craven A sans filtre puis du tabac Samson doux enroulé dans du papier à cigarette Rizla+ bleu. À l’habitude de fumer s’est adjointe l’habitude de rouler mes cigarettes. J’ai appris à les rouler de plus en plus régulières et cylindriques, vite et sans regarder mes doigts, le volant coincé par une jambe en ligne droite sur la route…
Les angines ont régulé ma consommation à 13g de tabac par jour en moyenne ce qui représente aussi un coût financier. 26 000 euro actualisé est parti en fumée. Cependant les dents se sont imperceptiblement déchaussées, le souffle raccourci, les doigts jaunis, la peau cartonnée, les vêtements imprégnés d’odeur de cendrier froid.
Arrêter de fumer m’a traversé l’esprit 3 fois en 27 ans. La première fois à l’âge de 25 ans, en pleine hospitalisation à la suite d’une bouffée délirante alors que j’étais sous Aldol et Nozinan. Les suées nocturnes inondaient mes draps. La sédation rendait toute action pénible, rouler et fumer une cigarette me faisait passer le temps tout en m’enivrant peu sans atteindre toutefois l’effet de shoot initial. Un ergothérapeute m’a suggéré de profiter de ce moment de calme pour arrêter, je n’ai pas saisi la perche. Amorti par les neuroleptiques, fumer et boire du café m’aidaient à sortir de la sédation.
La seconde tentative faite sur un coup de tête est venue cinq ans plus tard. J’ai tenté un sevrage sans aide médicale. Mon humeur est devenue cassante. Je n’ai pas supporté qu’un agent de maitrise ne viennent pas à un rendez-vous, nous avons terminé dans le bureau de la DRH qui nous a écouté en fumant des Gitanes. Je me suis excusé et j’ai replongé.
La troisième fois que j’ai pensé à arrêter de fumer, c’était après un virage maniaque de l’humeur. Sans doute pour ne pas durcir le diagnostic, le Docteur Claude Cortial avait évoqué une hypomanie un peu forte. C’était en 2001 après l’attaque des twin towers. Pendant que l’industrie guerrière Américaine se déchainait et traquait Ben Laden, alors que sous Aldol je sentais le haut de mon corps plâtré, j’ai perçu que l’ingestion de café et tabac provoquait de l’anxiété. J’ai alors décidé d’arrêter trois substances en même temps. Le sevrage du café n’a duré qu’une semaine. Vis-à-vis de l’alcool, il m’a juste fallu redoubler d’affirmation pour refuser tout verre et du temps pour habituer l’entourage à cette nouvelle habitude. Quant à arrêter la cigarette, j’ai échoué à ce moment-là.
Lors de la quatrième tentative, j’y suis parvenu. En 2008, une fois le trouble bipolaire et l’état de stress post-traumatique contenus, durant la thérapie comportementale, cognitive et émotive, j’ai repéré les outils balance-décisionnelle et la gestion-de-l ’ambivalence. Je m’en suis emparé pour les appliquer à la question du tabac.
J’ai affiché une feuille A4 vertical sur le réfrigérateur après avoir tracé deux colonnes avec pour titres :
À gauche, les raisons de continuer. À droite, les raisons d’arrêter de fumer.
Dans un premier temps, la colonne de gauche s’est à moitié remplie. Ensuite, la colonne de droite s’est remplie autant puis a dépassé sensiblement et durablement la colonne de gauche. Ma décision était prise. Je ressentais toutefois un besoin d’aide médicale.
J’ai alors consulté mon médecin généraliste, l’excellente Docteur Véronique Bigourdan qui a partagé avoir fait un DU de tabacologie. Je lui ai fait part de ma décision d’arrêter. Elle connaissait parfaitement mes vulnérabilités, elle m’a prescrit des patchs dosés à 21 mg. De manière théâtrale, j’ai jeté dans sa corbeille à papier, mon sachet de tabac Samson Doux, mes paquets de feuilles de cigarette à rouler Rizla+ bleu ainsi que tous mes briquets Bic, j’ai articulé à haute voix : « Aujourd’hui, je m’engage devant vous à arrêter de fumer ! »
Elle a répondu : « J’en prends note, nous sommes le lundi 28 avril 2008, revenez me voir la semaine prochaine pour ajuster le dosage du patch ».
Je suis revenu comme convenu, nous avons baissé la posologie à 14g par jour puis je suis parti en vacances au petit paradis du Courant d’Huchet du coté de Léon dans les Landes. Le soleil, l’océan et les vagues salées ont fait synergie, j’ai oublié de coller mes patchs. S’en était fini avec l’habitude de fumer et j’ai retrouvé, des mois, des trimestres, des années plus tard, le bien-être d’habiter des vêtements propres sur une peau souple et de marcher sans que le souffle ne soit une limite, de voyager sans guetter les espace-temps où il est permis de fumer. La liberté et la santé.
Une parodontite m’a donné du fil à retordre.
Je n’ai plus jamais tiré sur une cigarette et ne m’en porte que mieux. La vue de personnes fumant me dérange un peu.